Mauvaise pioche…

Monsieur le Ministre de la Cohésion Territoriale, Richard Ferrand, ex-député Socialiste, est gravement mis en cause par le Canard Enchaîné, journal satirique bien connu, celui-là même qui vient récemment d'accrocher François Fillon à son tableau de chasse, et faire ainsi perdre du même coup à la droite française l'alternance qui lui paraissait acquise, du fait de l'extraordinaire fiasco (pour dire le moins) du précédent Président, Monsieur François Hollande.

Dans sa parution du mercredi 24 mai 2017, le Canard met en question la moralité, voire l'honnêteté du Ministre de la République, en prétendant que celui-ci, à la faveur de sa position de Directeur Général des Mutuelles de Bretagne de 1993 à 2202, aurait monté une juteuse opération immobilière au profit de sa compagne, Sandrine Doucen.
Ainsi, selon le Canard, le bureau du Conseil d'administration des Mutuelles aurait-il décidé le 24 janvier 2011, sous la direction éclairée de Richard Ferrand, de prendre à bail un local de bureaux à BREST, en mauvais état, en sous-sol pour un tiers de sa surface, moyennant un loyer annuel de 42.000 €, outre la charge des travaux de rénovation dans une limite fixée à 250.000 €.

Selon les informations publiées par le Canard, le bailleur de ces locaux était une société civile immobilière “SACA”, en cours de constitution en janvier 2011, puisqu'elle n'aurait été immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés de BREST que le 24 février suivant, première date à laquelle elle a donc disposé de la personnalité morale (pour ainsi dire, sans malice aucune…).

Si donc les infos du Canard sont exactes, il faut croire que de bien bonnes Fées (dont on sait qu'elles sont rares dans le milieu des affaires immobilières), se seraient penchées sur le berceau de cette SCI bénie, pour lui assurer, un mois avant son heureuse naissance dans les bras accueillants de la compagne du Directeur Général des Mutuelles de Bretagne,

Évidemment, sous de telles auspices, les Banques ne se font jamais tirer l'oreille pour octroyer à l'audacieux investisseur un crédit, et lui permettre (sans verser aucun apport personnel) non seulement d'emprunter la totalité du prix des locaux vétustes, mais également de s'acquitter des célèbres “frais de notaire”, appellation macronnienne s'il en fut, des droits que l'État perçoit -grassement- sur les actes de mutations d'immeubles à titre onéreux…

Bref, cette affaire est un bonheur, et elle est rondement menée puisque, toujours selon le dossier du Canard, la SCI SACA acquiert ce local vétuste dès le 1er juillet suivant, en contractant auprès du Crédit Agricole local un prêt de 402.000 €, pour payer prix et frais, prendre possession des lieux, et permettre aux Mutuelles de réaliser 184.000 € de travaux de remise en état : Avec une pudeur notable, l'enveloppe prévue de 250.000 € n'a pas été totalement dépensée ; probablement un “relent de rigueur” de la Direction générale…

Si les informations du Canard sont exactes, telles qu'elles ont été reprises par le Parisien et le reste de la Presse Nationale, alors la SCI SACA s'est enrichie aux dépens des Mutuelles de Bretagne d'un capital immobilier de 586.000 €, soit la valeur des bureaux rénovés, mesurée en 2011, à la date de prise d'effet du bail, et encore cette somme ne tient-elle pas compte de la plus-value éventuelle que ces locaux ont pu prendre jusqu'à la date de ce jour…

Si les informations du Canard sont exactes, cet enrichissement a eu lieu sans autre investissement de la SCI SACA que la souscription d'un prêt, qu'il n'était pas possible de ne pas obtenir, prêt dont le remboursement est assuré sans risque aucun

Devant l'ampleur croissante que prend cette affaire dans les médias depuis la parution du Canard, Monsieur le Ministre a répondu qu'il “(était) une cible”, précisément parce qu'il est devenu ministre, et parce que les gens sont méchants.

Pour sa défense, Richard Ferrand affirmait ainsi au Télégramme de Brest [1] ce qui suit, littéralement rapporté :

“Sur le fond, un réseau de soins n'a pas à se constituer de patrimoine immobilier, hors son siège, et il doit privilégier l'investissement dans l'outil de travail”…

En gros, Richard Ferrand explique donc que les Mutuelles n'ont pas acquis elles-mêmes leur immobilier de bureau parce qu'elle souhaitaient “privilégier l'investissement dans l'outil de travail”. Pourtant, Richard Ferrand sait probablement compter, et même s'il ne sait pas, sa compagne n'a pu manquer de le lui faire connaître que c'est le loyer, et seulement le loyer résultant de l'engagement des Mutuelles au bail décidé le 24 janvier 2011, qui va rendre SACA propriétaire, au terme des quinze années d'amortissement du crédit.

En renonçant à l'acquisition, les Mutuelles n'ont donc rien économisé qu'elles auraient pu, comme le prétend le Ministre, investir à titre privilégié dans l'outil de travail. Cette renonciation implicite à la propriété des locaux constituait donc manifestement une grave erreur de gestion des Mutuelles, évidemment imputable à leur Directeur Général, Richard Ferrand, qui par cette renonciation a fourni à un tiers l'occasion miraculeuse de s'enrichir de 586.000€ à la place des Mutuelles…

Mais quand on sait, si les informations publiées par le Canard sont exactes, que c'est la compagne du Directeur elle-même qui possédait 99% des 100€ de capital de SACA, alors l'erreur de gestion prend un sens nouveau : Celui d'une faute de la Direction générale, fort coûteuse en capital pour la Société mutualiste, mais dont la substance n'a pas été perdue pour tout le monde puisque l'entier profit est allé directement accroître le patrimoine de sa compagne, à travers la SCI SACA; Et le tout, à hauteur d'un gros demi-million d'euros…

On peut en effet constater, même sans intention particulière de se constituer un patrimoine foncier, que les Mutuelles, honnêtement dirigées, auraient simplement pu souscrire elles-même ce crédit sans risque, acheter leurs locaux, capitaliser pour leur propre compte les loyers et le coût des travaux dans leur propre patrimoine foncier et, sans rien dépenser de plus que la SCI SACA, disposer au terme des quinze ans de locaux d'une valeur minimale de 586.000 €; dont la vente leur aurait permis -vertueusement- “de privégier l'investissement dans leur outil de travail”, au bénéfice de leurs adhérents…

On le voit, l'argument que le Ministre avance devant les journalistes du Télégramme ne résiste pas à l'analyse, et l'accable profondément au lieu de le disculper : Qui pourrait croire que c'est par hasard que les Mutuelles ont volontairement renoncé à la propriété d'un capital de 586.000 €, et que la compagne de leur Directeur Général, qui passait justement par là au bon moment, retrouve ce capital dans ses poches, sans investir d'autre somme qu'une simple signature au pied d'un acte notarié…

Mais il y a plus : Si les informations publiées par le Canard sont exactes, l'étrangeté de ce dossier ne s'arrête pas là. Le magazine Valeurs Actuelles [2] cite en effet une note confidentielle de ce qu'il appelle “l'équipe Macron”, dont l'objet serait de contenir l'affaire par une opération de com’, “éléments de langage” à l'appui, pour répandre l'opinion que les Mutuelles de Bretagne n'ont pas été lésées, que tout le monde était d'accord, que les Mutuelles ne se sont jamais plaintes, et que Richard Ferrand n'a de toutes façons rien commis d'illégal…

Cette posture, c'est mauvaise pioche.

En défendant l'indéfendable, l'équipe Macron prend très imprudemment la défense de celui qui a été, et est encore l'un de ses membres fondateurs les plus éminents, alors qu'il s'est fourvoyé dans une affaire bien fâcheuse, sur un sujet, la moralisation de la vie publique, et à un moment, l'entre-deux élections, où les Français ont atteint leur point d'ébullition.

En affirmant que Richard Ferrand n'a rien commis d'illégal, l'équipe Macron met au grand jour que la moralisation de la vie publique, dont le Président dit vouloir faire sa première priorité, n'est probablement rien d'autre, au mieux, qu'une opération de marketing politique pour faire oublier le vol avéré du premier tour de la présidentielle, et, au pire, une nouvelle supercherie.

Aucun des membres de l'équipe Macron n'ignore le concept d'abus de biens sociaux, applicable quand le dirigeant d'une société commerciale fait, au détriment de la société qu'il administre, ce que Richard Ferrand a fait au détriment des Mutuelles, société mutualiste.
Aucun des membres de l'équipe Macron n'ignore non plus le concept de prise illégale d'intérêt, quand un élu fait au détriment de la collectivité publique qu'il dirige, ce que Richard Ferrand a fait dans le dossier révélé par le Canard.
Aucun des membres de l'équipe Macron, quand il défend l'un de ses membres, ne saurait ignorer la loi, et ce d'autant moins que Monsieur Macron, chef de cette équipe, est maintenant le Président de la République.

L'ordonnance 45-2456 du 14 octobre 1945, portant statut de la mutualité [3] dispose relativement aux sociétés mutualistes, en son article 13, qu’ “Il est interdit aux administrateurs de prendre ou de conserver un intérêt, direct ou indirect, dans une entreprise ayant traité avec la société ou dans un marché passé avec celle-ci”: Les sociétés mutualistes, dont le statut est réglementé, n'ont pas été oubliées par le législateur de 1945, qui a sagement mis en place, pour elles aussi, le dispositif répressif indispensable pour museler l'appétit des administrateurs indélicats…

Si les informations publiées par le Canard sont exactes, il est donc faux d'affirmer que Richard Ferrand n'a rien fait d'illégal, puisqu'il a irréfutablement violé les dispositions de l'article 13 de l'ordonnance précitée : Cette violation est un délit pénal. On notera d'ailleurs que l'article 16 du même texte prescrit que toute acquisition immobilière demeure subordonnée à l'autorisation préalable du Ministre du travail et de la sécurité sociale. Il serait donc particulièrement passionnant de pouvoir consulter le dossier de cette autorisation, et de savoir si le Ministre en charge en 2011 savait que la transaction avait lieu au bénéfice de la compagne du Directeur Général des Mutuelles de Bretagne…

Il est enfin une position encore plus indéfendable que celle de Richard Ferrand et de l'équipe Macron réunis : C'est celle du Parquet National Financier.

Faut-il croire que les magistrats de cette honorable institution lisent la Presse par intermittence ? Ou encore, qu'ils ne sont en contact avec la réalité qu'à certaines périodes seulement, et seulement pour certains justiciables ?

Faut-il croire qu'une faute commise par Monsieur Fillon, grave au point qu'on le jette illico en pâture aux furies médiatiques, ne soit pas relevée quand elle est commise par Monsieur Bayrou, ou Monsieur Le Maire, ou Monsieur Dupont-Aignan, ou par chacun des soixante-dix autres parlementaires, fervents adeptes comme eux du “regroupement familial autour de l'argent public” ? Au nombre desquels, d'ailleurs, le même Richard Ferrand qui, par surcroît, n'a pas non plus perdu cette occasion en or de favoriser son fils ? Et pour pas cher, puique c'est l'État qui paye…?

Le silence du Parquet National dans l'affaire Ferrand n'est donc pas loin d'en constituer l'aspect le plus troublant.

Il n'est pas concevable, dans une démocratie moderne qui se présente fièrement comme la patrie des droits de l'homme, que le pouvoir judiciaire ait ainsi, au fil des justiciables et selon leur idéologie politique où leur distance à l'exécutif en place, la gachette aussi facile dans le dossier Fillon, et l'ouïe aussi détraquée dans ce que les réseaux sociaux appellent déjà le #FerrandGate, et/ou le #BayrouGate…

Nous savons tous, comme Jacques Chirac le disait si élégamment, que “plus c'est gros, mieux ça passe”. Mais là, c'est trop gros, vraiment trop gros: Avec toutes ces évidences à portée du premier internaute venu, il saute aux yeux des Français que violence est faite à la règle de droit, dans ces discriminations judiciaires.

Les Français méritent de recevoir une explication, et il vaudrait mieux qu'elle soit bonne.

Le jeune Président Macron demeure, pour une écrasante majorité des Français un complet inconnu, qui demande aujourd'hui au pays sidéré de lui donner une majorité à l'Assemblée Nationale, pour lui permettre de le réformer sur des bases que personne ne connaît précisément.

Sentant lui-même cette colère sourde et froide qui gronde dans une opinion désabusée, écœurée, sidérée par tant de médiocres entorses à l'honnêteté, le jeune Président s'est très vite donné comme objectif premier la moralisation de la vie publique.

L'incendie gagne. Les réseaux sociaux s'enflamment. Monsieur François Bayrou, le Garde des Sceaux qu'il s'est choisi pour nettoyer les écuries d'Augias, est lui-même déjà mis en examen, certes, pour diffamation, mais en examen néanmoins…

Le Pésident peut-il donc, dans ces conditions plus que critiques, se permettre de faire de Richard Ferrand autre chose, que ce que la plus élémentaire logique politique lui commande ?

Si notre République n'est pas devenue bananière en un quinquennat d'échecs, et si le vocable “moralisation” continue d'avoir le sens que notre langage lui donne, alors le sort du Ministre de la Cohésion des Territoires est scellé.

[ 26-05-2017 ]

[1] http://www.letelegramme.fr/france/richard-ferrand-je-suis-devenu-une-cible-24-05-2017-11526740.php#closePopUp

[2] https://www.valeursactuelles.com/politique/info-va-la-note-confidentielle-de-lequipe-macron-pour-defendre-richard-ferrand-83635

[3] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000699044

 
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